la "fiche" de Adolphe Isidore THENINT Le contexte historique L'insurrection dans l'Yonne Les sociétés secrètes
La presse et les chansons La Puisaye insurgée Le pouvoir et la répression La Loi de réparation nationale
La délation Le camp de Bourkika    

L'insurrection dans l'Yonne

 

A partir de "Les rouges de l'Yonne en 1851", par Denis Martin, Université Paris X - Nanterre, direction Francis Demier - juin 1995

 

Dans l'Yonne, la nouvelle de la résistance parisienne au Coup d'Etat arrive à Saint Florentin le 4 décembre, par la route nationale 5.
Les démocrates de la ville se réunissent au café Langrand. Au 19ème siècle, les cabarets sont les lieux habituels de la sociabilité. C'est là que se rencontrent les démocrates socialistes depuis l'interdiction des clubs. C'est là que se fait la lecture des journaux de Paris. C'est là que se répandent les nouvelles et que Se font les opinions.

A l'est et au sud de l'Yonne

Saint Florentin:
De Saint Florentin les démocrates envoient deux émissaires à Auxerre pour savoir ce que les dirigeants du chef-lieu pensent et comptent faire. Les deux envoyés sont Cazeaux, ouvrier du port et Gauchard, cabaretier. Ils partent à dix heures du soir. Ils sont de retour à Saint Florentin le lendemain vers midi. Une nouvelle réunion a lieu et la décision est prise: une manifestation marchera sur l'Hôtel de Ville pour y réclamer des armes. Une fois armés les manifestants marcheront sur Auxerre pour l'investir.

Entre quatre et cinq heures du soir la manifestation s'ébranle, tambour en tête, en criant "à bas les blancs, à bas les aristos". Mais les autorités locales, le maire, le commissaire de police, le juge de paix, s'opposent à leur marche. Une brève échauffourée se produit. Le maire fait crever le tambour. Le tambour est le symbole même de l'autorité municipale; celui qui le tient détient le pouvoir. Les insurgés de Saint Florentin ont déployé des trésors d'habileté pour substituer ce tambour. Tous les documents en portent témoignage: l'obtention de la "caisse" dans chaque village insurgé revêt une importance considérable. A l'autorité municipale, les manifestants de Saint Florentin opposent le droit du peuple à recouvrer sa souveraineté: "Gauchard et Brunat prétendent que la Constitution est violée". On a là l'argument et la motivation des insurgés de Saint-Florentin; ils s'opposent au Coup d'Etat au nom de la Constitution, au nom de la légalité; leur motivation est avant tout politique.

Devant la résistance des autorités, les manifestants se retirent. Ils prennent alors la route pour Auxerre avec l'intention de soulever les villages sur leur passage. En chemin ils sont rattrapés par le père de l'un d'eux, Fournier, aubergiste, qui "supplie son fils de revenir à la maison; mais ce dernier lui répondit: si tu continues à me parler ainsi et que tu descendes de voiture, je te f... un coup de fusil dans le ventre". Cette altercation témoigne et de la tension dramatique et de la faiblesse de la résolution des marcheurs. Ceux-ci atteignent cependant Pontigny à une dizaine de kilomètres de Saint Florentin. Là, Gabriel Crochot, socialiste convaincu, lieutenant des pompiers et fils du maire de cette localité leur déconseille d'aller plus avant. Il sait sans doute qu'en ce 5 décembre, tout le département est calme et que les insurgés de Saint Florentin courent à la catastrophe. Ils n'ont d'ailleurs rencontré qu'indifférence dans les villages traversés.

L'énumération qui est faite par le procureur Benoît des participants au mouvement de Saint Florentin est éclairante; parmi eux il y a Langrand et Gauchard, cabaretiers, Cazeaux père, ancien commerçant, Brunat, "chevalier d'industrie" et ancien huissier révoqué, Hunot, meunier et juge suppléant au tribunal de commerce, Vézin fils, ancien président de clubs révolutionnaires, Aureau, ancien meunier.

Il s'agit là, de toute évidence, de la fraction de la petite bourgeoisie gagnée aux idées rouges. La composition sociale du groupe qui s'est mis en marche explique la faible virulence de la manifestation dans les rues de Saint Florentin: ces bourgeois sont trop policés pour prendre la mairie d'assaut. Elle explique aussi le peu d'écho rencontré dans les villages traversés: peut-on suivre ces gens de la ville, ces bourgeois, fussent-ils rouges?

La bande se disperse à Pontigny. La plupart des participants rebroussent chemin sauf onze d'entre eux qui poursuivent jusqu'au village suivant, Montigny... où nous perdons leur trace.

La plupart des protagonistes de ce mouvement de rébellion sont arrêtés quelques jours après. Une douzaine d'entre eux sont condamnés à la transportation en Algérie.

 

Avallon
Le même jour (le 5 décembre), dans le sud du département, à Avallon, un rassemblement houleux se forme dans le centre de la ville. Des cris "aux armes" sont poussés, des injures sont proférées contre le Président de la République. Mais là aussi le mouvement tourne court.

Des arrestations ont lieu le 10 décembre. L'inculpation stipule une "tentative de rébellion par plus de vingt personnes" ce qui semble indiquer un mouvement assez faible. Les condamnations sont lourdes (transportation) mais rapidement commuées en surveillance.

La zone d'attraction de Clamecy
Le 5 décembre toujours, la commune de Sougères-en-Puisaye, avertie dans la soirée par Dappoigny de Druyes et Millerot de Clamecy, se soulève. Sougères est la première commune de l'Yonne en insurrection. Les nouvelles arrivent de Clamecy: la ville est aux mains des rouges. Des habitants des communes limitrophes de la Nièvre se rendent, armés, à Clamecy, pour prêter main-forte aux insurgés. Clamecy n'est qu'à une dizaine de kilomètres. Des émissaires parcourent les bois "pour empêcher les ouvriers de travailler et les entraîner à Clamecy" comme ce bûcheron, Théodore Berthier, d'Asnières ou comme ce François Coeur, journalier, de Sougères qui "s'est fait donner un cheval et a parcouru les communes environnantes en excitant les habitants à la révolte". On s'arme à la hâte. A Asnières, deux jeunes tisserands, Parny et Rollot, montent sur le toit de l'église et volent du plomb pour fondre des balles pendant que Berthiot, tuilier, fait le guet.

Le juge de paix de Courson, De Just, fait au procureur de la République un rapport détaillé des évènements:

"Le 6 l'on apprit que Clamecy était en insurrection et que dans la nuit précédente la commune de Sougères s'était portée sur cette ville entraînant à son passage les communes de Druyes, Andryes, Surgy... A leur arrivée (à Druyes) les maisons particulières sont envahies au bruit du tocsin et de la générale, l'adjoint est forcé de livrer les clefs de la mairie, les armes y sont pillées et la plupart des habitants entraînés par la peur sur la route de Clamecy. . .

La combinaison arrêtée à l'avance (...) consistait à faire marcher Clamecy sur Auxerre en ramassant toutes les communes intermédiaires. Mais Clamecy changea de résolution et il est établi (...) que les insurgés y réclamaient des secours pour eux-mêmes..."

Cependant à Coulanges sur Yonne la résistance s'organise. Les hommes du parti de l'ordre de cette localité ont barricadé solidement le pont et le tiendront pendant trois jours avant d'être relevés par la troupe. Cette résistance de Coulanges-sur-Yonne évite sans doute que tout le sud du département s'embrase. La peur des autorités départementales est que les insurgés puissent aller sans encombre jusqu'à Auxerre en soulevant sur leur passage tous les villages de la vallée de l'Yonne.

Dans la vallée moyenne de l'Yonne, à Cravant, à Vermenton, à Mailly-la-Ville et à Mailly-le-Château les démocrates se réunissent et s'agitent. Les émissaires se communiquent d'une localité à l'autre les nouvelles, venues d'Auxerre. Des militants sont envoyés dans les campagnes environnantes pour soulever les habitants, sans succès.

Cantons et arrondissements de 1801 à 1926
cartographie administrative historique de l'Yonne - Jean-Pierre Pélissier - SGY

En Puisaye, acte l

En Puisaye, par contre, le 6 décembre, les évènements s'emballent. A Villiers-Saint-Benoît, à Champcevrais, à Rogny, à Saint-Fargeau, à Moutiers, à Sainte-Colombe, à Treigny, à Thury, à Saints, à Fontenoy, à Levis, à Lalande, à Fontaines, à Leugny, à Dracy... le tocsin sonne en écho avec le tocsin des communes du Gâtinais dans le département voisin du Loiret - les mairies sont forcées, les fusils qui y sont entreposés sont pillés. Les maires qui résistent sont menacés, certains sont "destitués" par les rebelles; les curés qui refusent de livrer les clefs de l'église pour donner accès aux cloches sont insultés. Des émissaires sont envoyés dans toutes les directions pour soulever le moindre hameau. Puis les hommes se forment en colonne sous la direction des chefs. Drapeau rouge en tête, le tambour battant la générale, des chants révolutionnaires à la bouche, la colonne avance sur la route. La première étape est le chef-lieu du canton: Bléneau, Saint-Fargeau ou Saint Sauveur.

Bléneau et Saint-Fargeau
De Bléneau des insurgés marchent sur Champcevrais pour soulever cette commune puis reviennent, forts de nouvelles troupes révolutionner Bléneau. De Saint-Privé, de Rogny, arrivent aussi des renforts. Dethou, ancien maire de Bléneau, révoqué pour ses opinions avancées, joue un rôle directeur dans l'insurrection.

"Les socialistes de Bléneau (...) se sont armés de faux et de serpes et ils étaient déjà réunis pour se mettre en marche par la ville, quand une patrouille de gardes nationales les a dispersés". Six arrestations sont faites.

A Saint-Fargeau c'est au nom de montre, cabaretier, que des bûcherons comme Chauffour ou Chevaux vont sur les ventes de bois (chantiers d'abattage dans la forêt) pour soulever les ouvriers.

Quand les prisonniers de Bléneau arrivent à Saint-Fargeau, escortés par les gardes nationaux, la foule désarme l'escorte et les libère.

Les évènements n'iront pas plus loin dans les cantons de Bléneau et de Saint-Fargeau. Le démantèlement, en novembre précédent, des sociétés secrètes du canton de Bléneau a privé de leurs chefs les démoc-soc locaux.

 Saint-Sauveur
A Saint-Sauveur le soulèvement commence le 6 décembre. Ce jour-là est jour de foire. La mairie est investie. Le cordonnier Marion (dit Châlonnais) "dit au maire: au nom du peuple français tu es dissous, retire-toi, tu n'es plus rien ici, la mairie est à nous; puis il saisit ce magistrat au collet et voulu l'entraîner en prison". Il est aidé par Roux, tailleur d'habits, de Saint-Fargeau qui "a pris le maire au collet pendant qu'un autre insurgé lui tenait un pistolet sous le menton."

A Saint Sauveur des bandes d'insurgés arrivent de tout le canton.

De Treigny arrive une bande de "50 à 60 individus armés" menés par Guilloton, rentier et Bougiers, maçon; un bourrelier, Touchard, porte un drapeau rouge. Il y a des habitants de Perreuse dans la colonne de Treigny. Perreuse a été soulevé par ceux de Treigny. Ce sont les démocrates de Perreuse, Billot, tisserand, Clairet et Jean, serruriers qui sont allés chercher les insurgés de Treigny; sans doute n'arrivaient-ils pas à convaincre à eux seuls les habitants de Perreuse. Clairet "a contraint le curé à marcher en tête de la bande".

Des insurgés arrivent de Saints et de Moutiers. Ceux de Saints ont envahi le château du Deffand: "Vers neuf heures du soir~ 40 insurgés arrivèrent conduit par Saget, maréchal au Deffand. Ils se livrèrent à des perquisitions minutieuses mais inutiles pour découvrir M. de Bontin qu'ils vou1aient, disaient-i1s, emmener avec eux... Ils ne se retirèrent qu'après avoir fait dans la cave de copieuses libations". Ceux de Moutiers ont placé, comme ceux de Perreuse, leur curé en tête de la colonne.

Placer le curé en tête peut signifier que l'insurrection est sous la protection divine ou que Dieu est avec les insurgés. Cela peut servir à rallier les hésitants. On peut également penser que le curé sert de "bouclier" face à une éventuelle rencontre avec l'armée. A moins que le curé ne soit un otage symbolisant le parti de l'ordre.

Les insurgés sont armés de "faulx, piques, fusils, etc." Bourguignon, maréchal de Moutiers "s'est rendu chez des particuliers en disant: allez, il faut partir, l'ordre est arrivé; il a tiré un coup de fusil dans la porte de l'un d'eux qui ne s'était pas assez pressé; la balle a traversé la porte."

Les armes déposées à la mairie de Saint Sauveur sont pillées.

L'état civil, le plan cadastral et le registre des délibérations du conseil municipal sont brûlés. C'est un charpentier, Bouillard et un plâtrier, Tissier, qui allument le feu de joie.

Que le registre des délibérations du conseil municipal soit brûlé n'a rien d'étonnant. Les conseils municipaux rouges élus par la population avaient été dissous par le préfet Haussmann et remplacés par des commissions municipales nommées par la préfecture. Leurs membres étaient choisis parmi les hommes du parti de l'ordre.

La destruction du plan cadastral s'explique également assez bien. Le plan cadastral est le symbole même de la propriété. Y sont répertoriées toutes les terres et leurs possédants. En conclure que les rouges de Puisaye sont hostiles à la propriété serait cependant téméraire. Qu'il y ait eu parmi eux quelques vrais "communistes", adeptes de Proudhon, n'est pas douteux. Mais la grande masse de la paysannerie aspire au contraire à accéder à la propriété ou à l'agrandissement du lopin de terre familial. Il faudrait alors plutôt voir l'incendie du plan cadastral comme l'annonce d'une redistribution des terres, une sorte de "remise des compteurs à zéro", une nouvelle donne, une nouvelle égalité des chances.

Quant à l'état civil, sa destruction est plus difficilement interprétable. Erreur? Dérive due à l'exaltation? Ou véritable volonté de destruction symbolique d'un des piliers de la société, la famille? C'est plus que douteux.

La robe, la toque et la ceinture du juge de paix passent aussi dans les flammes: les juges de paix sont les champions de l'ordre; ils sont nommés par l~ pouvoir et exercent une surveillance pointilleuse du canton qui leur est confié; ils rendent compte chaque mois, dans un rapport écrit, des évènements locaux et de l'état d'esprit politique des populations.

A Saint-Sauveur un Comité provisoire est nommé. David, aubergiste, en est le vice-président. Patasson est le "chef énergique de l'insurrection".

Menés par Patasson, deux cents insurgés se portent ensuite sur la ferme école de l'Orme du Pont, à Sainte-Colombe. La ferme école est envahie et vingt fusils sont saisis. Ces fusils avaient été demandés à la préfecture, quelques semaines auparavant (le 31 octobre) par la direction de l'école, pour armer les élèves et prêter main-forte aux autorités au cas où des menées révolutionnaires auraient lieu...

A Sainte-Colombe, c'est un cultivateur, Just, qui "se présenta avec une bande d'insurgés de la commune chez le maire et le somma de lui livrer les armes; comme ce magistrat résistait, Just arma son fusil et l'en menaça; ses affidés en firent autant et les fusils leur furent livrés; Just fit sonner le tocsin."

A Saint-Sauveur les insurgés se scindent en deux colonnes.

La première marche directement sur Toucy avec l'intention de poursuivre sur Auxerre; la seconde par Thury, Lain, Sementron, Ouanne et Leugny doit soulever la Forterre et rejoindre la première colonne devant Auxerre.

Canton de Courson
C'est encore le juge de paix de Courson qui nous permet de suivre les évènements.
"A dix heures du soir une première bande d'insurgés venant de Thury sous les ordres du vétérinaire Thiébault, traversa la commune de Lain, puis celle de Sementron en se dirigeant sur Leugny. Elle ne commit sur son passage ni violence ni excès; mais vers minuit une seconde bande composée principalement d'insurgés de Saint Sauveur et Saints arriva à Lain sous le commandement des nommés Patasson, Guéry et Renaud. Là, elle envahit les maisons, pillant les armes, cherchant les habitants (...) dont la plupart s'étaient cachés (...) et terrifiant la population par des menaces de mort et d'incendie (...). En même temps les portes de la mairie étaient escaladées, les fenêtres brisées et le maire dont l'énergie remarquable finit par lasser ces forcenés restait pendant une demi heure à la merci de leur violence et de leurs menaces de mort. A la louange de la commune de Lain (...)  nous devons dire qu'aucun habitant ne s'est joint à la bande(...). Cette bande se rendit à Sementron où les mêmes scènes se renouvelaient(...). Les armes de la Garde nationale étaient déposées chez le nommé Pinard(...); les insurgés (s'en) emparèrent (...). Un seul habitant (de Sementron) est forcé de les suivre jusqu'à Leugny où son père ne tarde pas à le rejoindre et à le délivrer (...). (Mais) dès huit heures quatre individus de Sementron y ont sonné le tocsin, s'y sont emparé d'armes(...) et se sont dirigés sur Leugny(...).

(A Taingy) à minuit, le tambour bat la générale(…). (Le tocsin sonne). Quelques insurgés prennent place (dans l'église) et souillent le temple par leurs chants, leurs danses, leurs propos et leurs actes impies; ces forcenés y chantent la guillotine, frappent à coups de pieds le confessionnal où, dans leur affreux langage, les femmes se prostituaient aux prêtres(...).

Les habitants sont contraints (...) de se réunir sur la place, de se mettre en rang et de partir (...). Cette commune et surtout le hameau d'Aubigny a fourni un nombreux contingent à l'insurrection (...). L'autorité municipale y avait été longtemps confiée à des hommes qui soutenaient (le parti du désordre)...

Partis de Taingy sur les deux heures du matin, les insurgés se divisèrent en deux bandes. L'une traversa les communes de Molesmes, Fontenailles et Merry Sec d'où elle rétrograda sur les sages conseils du maire (...). L'autre beaucoup plus nombreuse se porta sur Ouaine (Ouanne) où elle arriva vers cinq heures du matin.

Cette commune avait déjà été envahie vers une heure du matin par une bande venue de Leugny qui avait fouillé les maisons, pillé les armes et à laquelle s'étaient joints une partie des membres de la société secrète. Quant aux armes(...) l'autorité municipale(...) avait cru devoir les remettre à la Compagnie de pompiers dont la moitié se joignit volontairement à l'insurrection(...).

La bande qui arriva de Taingy (à Ouaine) força les habitants à se joindre à elle; elle fouilla les maisons où les conduisirent quelques femmes de la localité; des dames furent insultées et menacées d'être entraînées avec la bande si l'on ne retrouvait pas leurs maris.

Toutes ces bandes avaient rendez-vous à Cbevannes(...) Le chef-lieu du canton (Courson) n'eut à déplorer aucun soulèvement(…). Nous nous sommes occupés d'organiser la défense, nous avons fait arrêter les plus dangereux affiliés de la société secrète(...).

Les chefs (...) ne sont qu'un ramassis de paresseux, d'envieux, de tarés ou de misérables fanatiques (...). Les affiliés ont été égarés, surpris et (...) se sont crus forcés de marcher, une fois liés à leur abominable serment."

 

De ce récit on peut tirer plusieurs enseignements. D'abord l'absence de violences caractérisées. Pas de tués, pas de blessés, pas d'incendies, pas de pillages. Le mouvement insurrectionnel n'a rien à voir avec une Jacquerie. Des menaces, oui, des cris et de l'agitation évidemment, toute insurrection en produit. Les mairies sont envahies, voire forcées quand on n'a pas les clés mais c'est uniquement pour se saisir des armes qui y sont entreposées: les insurgés veulent s'armer; ils marchent sur Auxerre et ils savent qu'au chef-lieu du département il faudra se battre contre l'armée et la gendarmerie.

Des maisons particulières aussi sont envahies: les insurgés cherchent les hommes pour les enrôler dans la colonne. Cette assertion ne semble pas issue seulement de l'imagination du juge de paix qui rédige le rapport. Des témoignages nombreux au fil des archives viennent corroborer le fait. Des hommes ont été contraints de se joindre à la colonne. Ce sont les "malgré nous" de 1851. Quel pourcentage représentent-ils? Peu sans doute. Les tièdes et les opposants à l'insurrection se cachent plutôt que de s'exposer. Aucun habitant de Lain ne suit la colonne; un seul de Sementron est enrôlé de force, encore son père le ramène-t-il promptement à la maison, preuve qu'il ne devait pas être très sévèrement encadré.
Beaucoup par contre suivent volontairement les insurgés.

Ce phénomène n'est pas sans rappeler la "fraternisation" utilisée par les Sans Culottes parisiens en 1793. Albert Soboul ("Les Sans Culottes") en a bien décrit le processus: une société sectionnaire "avancée" se transportait en masse dans une autre plus modérée; les Sans culottes des deux sections "fraternisaient", les motions démocratiques étaient acclamées, les militants les plus tièdes se retiraient, les indécis étaient convaincus par l'effet majoritaire.

C'est ainsi que le 6 décembre 1851 à Molesmes, Guidon, propriétaire, demande "du renfort aux chefs de la bande de Treigny qui lui envoyèrent 30 hommes pour soulever la population de son hameau; il força les habitants à partir et se déclara leur chef." Cette façon de "révolutionner" un hameau ou une commune est fréquente.

L'effet d'entraînement, la garantie du nombre, l'excitation de la fête révolutionnaire jouent plus que le discours et la harangue dont il n'est jamais question. Car il s'agit bien d'une fête: sur fond de bruit de cloches et de tambour, on chante à tue tête des chants révolutionnaires, on parcourt gaiement les 40 kilomètres qui mènent à Auxerre.

Le désir des insurgés de voir tous les hommes les suivre semble indiquer un refus de la divergence; un peu comme si la communauté villageoise devait marcher d'un seul pas. En ce milieu du 19ème siècle les liens communautaires sont encore forts, les droits d'usage encore nombreux bien que déclinants; ces droits collectifs sont vitaux pour tous les paysans parcellaires et les manouvriers sans terre; le Code forestier a déclenché de fortes oppositions; les droits d'usage de la forêt apportent d'appréciables ressources à ceux qui n'ont rien. Le petit peuple rural aspire à la cohésion et à l'unanimisme. De même qu'aux élections de 1848 on avait vu des villages entiers donner toutes leurs voix au même candidat, en 1851 il semble scandaleux que des individus ne veuillent pas marcher avec leurs frères.

Le maire de Saints signale le départ de 300 insurgés (sur 354 électeurs) en direction d'Auxerre. Latour, curé de cette commune confirme le fait: "la grande partie des habitants s'est malheureusement laissée entraîner dans la révolte du 6 courant. Il ne reste dans tout le village que 10 hommes fidèles au drapeau de l'ordre".

L'ordre règne à Courson. C'est le chef-lieu du canton. Le juge de paix a organisé la résistance. Il a fait arrêter les meneurs socialistes. Il a armé les "honnêtes gens".

Cela se sait et la colonne évite soigneusement Courson en passant à deux kilomètres de là.

A Ouanne par contre la même tentative a échoué: les autorités ont armé les sapeurs pompiers- en pensant en faire des gardiens de l'ordre mais la moitié d'entre eux est passée à l'insurrection avec armes sinon avec bagages! Mauvais calcul ou mauvaise connaissance des opinions politiques des hommes qui composent la compagnie?

La conclusion du juge de paix est intéressante. Pour lui les chefs de l'insurrection ne sont que des délinquants. Les simples insurgés sont des naïfs qui ont été abusés. C'est une explication rassurante pour ce tenant du parti de l'ordre. Pour lui le "peuple" a été manipulé par quelques détraqués. Qu'y aurait-il de plus effrayant pour un homme d'ordre que de penser que le "peuple" s'est levé en masse et en toute conscience contre l'ordre?

En Puisaye, acte II

C'est à Toucy que se joue le deuxième acte du drame. Dans les communes proches de cette petite ville l'insurrection aussi a éclaté.

Autour de Toucy
A Villiers Saint-Benoît c'est un maçon, Ferrand, qui décide de sonner le tocsin; il veut "contraindre un maréchal à lui remettre ses gros marteaux pour enfoncer les portes de l'église; sur son refus il se fait donner la clé et sonne le tocsin; il donne l'ordre de battre la générale". Pinot, tailleur d'habits "escalade le mur de la mairie et s'empare de 14 fusils".

Ragon, ancien notaire, mène une troupe d'insurgés de Villiers-Saint-Benoit à l'assaut du château de Dracy: il s'agit d'en piller les armes, non de s'attaquer au châtelain.

La commune de Dracy s'insurge à son tour. Précy, un maréchal "a été vu avec Geoffroy, le chef de l'insurrection de son hameau; on dit que longtemps avant l'insurrection il a emmanché des faulx destinées aux insurgés".

A Merry-la-Vallée, autre commune proche de Toucy, des insurgés, parmi lesquels un fort contingent de cercliers, envahissent la mairie et prennent les armes qu'ils y trouvent. Ces cercliers fabriquent des cercles de roues en fer. A Merry, c'est une spécialité réputée. La forêt toute proche de Merry-Vaux fournit le bois nécessaire aux forges. La plupart d'entre eux viennent d'un lieu-dit "Baya".

Le chef des insurgés de Merry-la-Vallée est un cultivateur, Laforge, ancien capitaine de la Garde nationale qui "s'est toujours fait remarquer par son opposition à toutes les mesures ordonnées par l'autorité"

 

A Fontaines, au sud de Toucy, Creuillot, tailleur, organise la prise d'armes mais "il s'est caché quand les autres sont partis". Dans cette commune, peu d'agitation. Charrier, un jeune cultivateur, va "avec plusieurs autres... pour demander son fusil; ils ont insisté beaucoup pour l'avoir mais enfin ils se sont retirés sans faire de menace; le même jour ils sont allés dans un hameau de Fontaines; Charrier disait qu'il fallait partir par les ordres du capitaine du socialisme; plusieurs jeunes gens ont été entraînés,' il est allé chez le Sr Moufront disant à sa femme: il faut que votre mari parte, tout le monde se lève en masse; Charrier s'est joint, armé d'un fusil, à la bande qui s'est dirigé sur Toucy".

A Lalande c'est le maire, Millot, cultivateur, et Pillon, marchand de bois, qui font marcher leurs concitoyens. Pillon "a soulevé les hameaux de cette commune et s'est retiré au moment du danger; il est poltron et dangereux".

Toutes ces bandes convergent vers Toucy et viennent renforcer celle de Saint Sauveur.

A Toucy
A Toucy même, l'agitation commence dès le 5 décembre. Le juge de paix Lavollée relate les évènements dans un rapport adressé au préfet:

"On remarquait dans les cabarets et même sur les places publiques des conciliabules où étaient proférées des menaces et d'horribles paroles. La société secrète était publiquement en permanence".

Voici une société secrète qui n'est pas aussi secrète qu'on veut bien le dire...
Le juge de paix et le maire, Arrault, se concertent et installent un poste de la garde nationale à l'Hôtel de Ville.

"Le lendemain, 6 décembre, était jour de foire à Toucy. Dès le matin des bruits vaques circulant parmi la foule y avaient jeté l'agitation...
A midi, le Sr Lévêque d'Auxerre était arrivé chez Chauvot et avait prévenu qu'il fallait se lever. On avait en conséquence envoyé des émissaires dans les communes voisines…
La nuit un soulèvement général devait avoir lieu... La ville de Toucy était (...) indiquée comme lieu de concentration à l'armée insurrectionnelle de toute la Puisaye. . .
A sept heures le conseil municipal réuni déclara à l'unanimité qu'il fallait se défendre... La compagnie de pompiers arriva ainsi qu'un grand nombre d'habitants en partie armés de fusils de chasse. Le nombre des défenseurs s'éleva à 117".

Un courrier est envoyé à Auxerre pour demander du renfort. Les démocrates de Toucy se sentant trop faibles pour agir seuls, se retirent aux abords de la ville et attendent les colonnes des villages environnants.

"Dès le commencement de la nuit les insurgés de Toucy avaient établi sur les routes conduisant à Villiers et à Leugny deux postes reliés entre eux au moyen de vedettes et correspondaient par le même moyen avec ces deux communes.
Le premier poste (aux Pinons)... se composait d'un peu plus de trente individus... Dès huit heures du soir ils avaient été rejoints par les insurgés de Merry-la-Vallée au nombre d'une quarantaine. Ceux de Fontaines, en nombre égal, n'arrivèrent qu'à minuit et demi. Ce poste... avait arrêté six individus qui passaient...
L'autre poste était (situé) dans une plantation de peupliers à un kilomètre de Toucy. Il comprenait dix sept hommes... Cinq personnes étaient arrêtées...
(Pour se renforcer) ils se portèrent à Moulins (où) ils prirent avec eux quinze hommes arrivés de La1ande... Ils allèrent rejoindre aux Pinons la colonne d'insurgés qui arrivait de Dracy et de Villiers".

Il est alors deux heures du matin et un fort brouillard estompe toute forme.

"La colonne entière présente un effectif de 400 hommes… On les exhorte à ne pas craindre les 150 gardes nationaux retranchés à l'Hôtel de Ville, à foncer au contraire sur eux... Près de la ville on fait halte et on se décide à envoyer des parlementaires (Chauvot et Tricotet)".

Les "monstres sanguinaires" dont la presse dressera le portrait quelques jours plus tard veulent à tout prix éviter l'effusion de sang. Les deux parlementaires, accompagnés de quelques compagnons, rencontrent une patrouille de gardes nationaux avant d'atteindre l'Hôtel de Ville; après une brève altercation ils sont arrêtés; au cours de l'empoignade le capitaine Carré est blessé d'un coup de baïonnette au ventre par Sarrazin; la blessure est sans gravité.

"On désarme Chauvot qui tient un poignard à la main en disant: ne touchez pas à mon poignard, il est sacré…
Les secours demandés à Auxerre venaient d'arriver... Un détachement de 25 hommes du Quinzième Léger… était parti dans une diligence conduite en poste. Il était accompagné d'un détachement de neuf gendarmes...
Bientôt on voit l'armée des insurgés… se déployer sur la place du marché. Les armes étranges de cette foule, ses chants et ses cris confus parmi lesquels on distingue ceux-ci: du sang! Vive la guillotine! Vive la rouge! Vive la sociale! Et ces mots: j'vons les tuer, tous les riches! chantés sur l'air des lampions donnaient à ce spectacle quelque chose de fantastique et de terrible tout à la fois…
M.1e lieutenant Fistié... s'avance avec sa troupe... Deux coups de feu partent dirigés, dit-on, sur les deux gendarmes. L'officier y répond par le commandement de en joue, lorsque le maire étend la main et le prie de ne pas ordonner le feu.
A la vue de la force armée, les insurgés saisis d'une terreur indicible se précipitent les uns sur les autres au milieu de la plus étrange confusion. Vivement poursuivis, la baillonnette dans les reins ils se sauvent et se dispersent…
Mais le danger le plus grave nous menaçait encore. Toutes les bandes réunies à Leugny avaient fini par se mettre en marche sur Toucy divisées en deux colonnes…"

Ces bandes réunissent 1200 hommes et atteignent les faubourgs de Toucy.

"Bientôt malgré l'obscurité on peut distinquer la masse des insurgés qui avance tambour en tête. Ils s'arrêtent en entendant le qui vive de la troupe. L'un d'eux répond: Frères, il s'agit de s'entendre. Au même instant leurs fusils s'abaissent et une décharge part de leurs rangs. Aussitôt M. Fistié commande à ses soldats: feu de peloton... Le feu s'engage... Il ne cesse que quand la fuite de l'ennemi est devenue certaine...
La panique se communiqua aux bandes qui arrivaient par derrière et la fuite devint qénéra1e...
Le Sr Lavau, chasseur du 15e Léger avait été frappé d'une chevrotine qui lui avait traversé la cuisse... Du côté des insurgés, un jeune homme mourant gisait dans une mare de sang; il est difficile d'apprécier le nombre de leurs blessés".

Dans la relation des évènements qui vient d'être faite transparaît encore le désir des insurgés d'éviter que le sang soit versé. Le cri de "frères, il s'agit de s'entendre" le montre bien. La fusillade n'a lieu que dans la confusion et la peur.

Une soixantaine de prisonniers est faite sur le champ de bataille.

Près d'Auxerre
Pendant ce temps, la colonne partie de Ouanne est arrivée aux portes d'Auxerre, à. Villefargeau, un village qui n'est qu'à 6 kilomètres du chef-lieu du département. Elle est peu nombreuse; le maire d'Escamps l'estime à une soixantaine d'hommes. La déception est grande chez les insurgés quand ils se rendent compte qu'aucune colonne n'arrive en provenance de Toucy.

A Auxerre c'est l'affolement. Le préfet Haussmann a quitté l'Yonne pour la Gironde le 29 novembre et le nouveau préfet, Rodolphe d'Ornano n'est là que depuis le 5 décembre. Dix gendarmes, dix lanciers et vingt-cinq fantassins du 15e régiment de ligne sont envoyés contre les insurgés.

La troupe "rencontra la bande de Saint-Sauveur repliée sur Chevannes et lui fit des prisonniers. Continuant son chemin sur Escamps, elle trouva dans ce vi1laqe les plus déterminés des insurgés avec le nommé Gauthier à leur tête. Les insurgés retranchés derrière un mur sur le bord de la route accueillirent la troupe à coups de fusils... Le lieutenant Petit-Manqin commanda le feu et les insurgés s'enfuirent dans les prés" (note de Max Quantin, 3M1 148).

On relève sept morts chez les insurgés, aucun dans la troupe. Line Skorka ("Le coup d'Etat de 1851 et ses répercussions dans l'Yonne") ne compte que trois morts; le journal "La Constitution" du 1.i. décembre annonce sept morts tout comme le procureur Benoît qui rédige son rapport le 30 décembre 1851...

 

La répression du mouvement

Jusqu'au 10 décembre des insurgés parcourent les campagnes en essayant de soulever les habitants. Mais ils sont peu nombreux et ils échouent. Le mouvement insurrectionnel est bel et bien écrasé. La chasse à l'homme peut commencer.
Dans les jours qui suivent les villages "de Puisaye sont occupés par la troupe.
Les arrestations vont bon train, les dénonciations aussi. Dans chacune des cinq sous-préfectures de l'Yonne les prisons se remplissent.

Plusieurs centaines de prisonniers sont conduits à Joigny, à la prison puis au Quartier de cavalerie quand la prison est pleine. La sous-préfecture de Joigny avait alors sur son territoire les cantons de Saint-Fargeau, de Bléneau et d'Aillant, trois cantons qui fournissent un gros contingent d'insurgés. Il y a 209 détenus à Joigny au 6 février 1852.

La prison d'Auxerre accueille aussi une partie des prisonniers de Puisaye en provenance des cantons de Saint-Sauveur, Toucy, Courson-les-Carrières et Coulanges-sur-Yonne. S'y entassent aussi ceux raflés à Saint-Florentin, Seignelay et Vermenton. Les prisonniers sont répartis, faute de place, à la caserne d'infanterie, dans le préau de la salle d'asile (la salle de l'école maternelle), dans les galeries du champ de foire, à l'ancien Hôtel Dieu. Le 3 janvier 1852, ils sont 408 à être internés à Auxerre.

A Avallon on compte 75 détenus à la fin du mois de janvier 1852.

A Tonnerre ils sont 31 au 3 janvier 1852. A Sens enfin, à la même date il y a 45 prisonniers. Pourtant Sens et toute la région nord du département n'ont pas bougé. Ici les arrestations touchent uniquement les cadres et les militants connus du parti démoc-soc. Car dans l'Yonne comme dans les autres départements, sont arrêtés pêle-mêle des insurgés et des non insurgés. Ceux-ci n'ont que le tort d'être de sensibilité rouge. Des insurgés échappent certainement à l'arrestation en regagnant discrètement leurs villages, leurs fermes ou leurs coupes de bois. Encore qu'en Puisaye la répression semble redoutablement efficace... Certains cadres issus de la bourgeoisie préfèrent l'exil à la prison et se réfugient qui en Angleterre, qui en Belgique, qui en Suisse.

La première tâche que le pouvoir va s'assigner est de trouver les preuves du fameux complot qui devait subvertir la société. "Il est évident... que le but des sociétés secrètes consistait à descendre à Paris, à renverser le Gouvernement, à donner le pouvoir à la démagogie, à brûler tous les titres publics et privés et à remplacer l'ordre et la civilisation par un épouvantable chaos" (juge de paix de Courson;).

 

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