Introduction - Le contexte historique
A partir de "Les rouges de l'Yonne en 1851", par Denis Martin, Université Paris X - Nanterre, direction Francis Demier - juin 1995
Le 19ème siècle fut riche en révolutions. Celle de 1848 abolit la royauté et établit la Deuxième République. Cette République dura à peine quatre ans, de février 1848 à décembre 1852. Quatre années fertiles en évènements de toutes sortes: promulgation d'une constitution, vote de lois nombreuses, scrutins et élections multiples, manifestations, journées révolutionnaires.
Ce n'est pas le lieu ici de relater ces évènements; des ouvrages passionnants y pourvoient parfaitement. Ce que nous voulons par contre souligner dans cette introduction, c'est l'évolution de la conscience politique des hommes de ce milieu du 19ème siècle et la fracture qui, peu à peu, apparaît entre les tenants du parti de l'ordre et les adeptes de la République sociale.
Parti de l'ordre et parti démocrate socialiste
En février 1848 l'unanimité est totale. Toutes classes sociales confondues, la "Nation " acclame la République. Les évêques et les prêtres bénissent les arbres de la Liberté qui sont plantés partout au milieu d'un grand concours de peuple. La fête bat son plein. L'ouvrier côtoie le bourgeois; l'armée, la Garde nationale tirent des salves d'honneur et crient "vive la République".
Si la
République comme forme de gouvernement est bien acceptée par tous (sauf par les
légitimistes qui caressent toujours l'espoir d'une restauration monarchique), le
contenu de cette république pose problème. L'Etat doit-il intervenir pour
corriger les inégalités sociales? Doit-il organiser le travail, surtout en cette
période de crise économique et de chômage? Doit-il fixer le prix des denrées de
première nécessité (la"taxation")? Doit-il encourager les sociétés mutuelles?
Doit-il organiser le crédit à taux bas, ou même, comme le demande Proudhon, le
crédit gratuit pour sortir la petite paysannerie et l'artisanat des griffes de
l'usurier?
Doit-il, au contraire, se comporter en Etat libéral qui laisse jouer à plein les
lois du marché et de la concurrence qui laisse les prix monter et descendre
selon l'offre et la demande, qui laisse l'ouvrier et l'employeur négocier
"librement" le travail et le prix du travail?
Ce débat est mené avec des avancées, des reculs, des hésitations, au gré de la passion de la rue et des résultats électoraux. En font foi le débat sur le choix du drapeau de la République (rouge ou tricolore?), l'organisation puis la suppression des Ateliers nationaux, la fixation à 10 heures à Paris, à 12 heures en province, de la journée de travail, les controverses sur l'attribution de concessions de lignes de chemin de fer aux compagnies privées. Cette dernière question résume à elle seule le débat. L'Etat, maître d'oeuvre de la construction de chemins de fer, c'était plus que de l'interventionnisme, c'était déjà, aux yeux de l'opinion publique, du socialisme. Sur les chantiers des chemins de fer, l'Etat pouvait, non seulement employer une bonne part de la considérable masse de main d'oeuvre au chômage, mais aussi fixer le prix de journée et la durée du temps de travail selon d'autres critères que ceux des compagnies privées. C'est à dire selon des critères sociaux et politiques et non pas selon des critères uniquement économiques. On voit le formidable enjeu de la question.
Ces débats multiples traversent la société française, ses élites et sa représentation nationale. A l'Assemblée nationale se constituent progressivement deux blocs. L'un, majoritaire, est composé de légitimistes, d'anciens orléanistes, de libéraux; il constitue le parti de l'ordre. L'autre, minoritaire (un petit tiers des députés) est composé des partisans de la République sociale; il constitue le groupe parlementaire de la Montagne. On appelle démocrates-socialistes ou démoc-soc, ceux qui, à travers tout le pays, se reconnaissent dans ce courant. Ils ne forment pas réellement un parti politique au sens actuel du terme, mais un vaste courant de pensée politique avec ses clubs, ses journaux, ses cadres, ses militants. On les nomme aussi "rouges" ou "socialistes". Leurs adversaires les appellent le plus souvent "démagogues", "communistes" ou "anarchistes".
Bien que ses actions aient été violemment réprimées, ce parti "rouge" marque des points significatifs au fil des élections qui jalonnent la période qui va de février 1848 à décembre 1851.
Au titre des répressions, citons les journées de juin 48 et celle du 13 juin 49; citons encore la loi du 19 juin 49 sur les clubs, celle du 8 juin 50 sur la presse; ajoutons-y surtout la loi du 31 mai 50 qui élimine des listes électorales ceux qui ne paient pas la taxe personnelle (les indigents) ainsi que ceux qui ne peuvent justifier de trois années de domicile continu dans une commune: cette loi, votée par le parti de l'ordre, élimine d'un trait de plume près de trois millions d'électeurs d'origine populaire - la base potentielle du parti rouge - à une époque où les ouvriers, compagnons, marchands ambulants et chômeurs voyagent beaucoup pour chercher de l'ouvrage.
Au titre des succès, citons les élections législatives du 13 mai 49 (200 députés démoc-soc élus) et celle, partielles, du 10 mars 50 (11 élus sur 21). N'oublions pas les multiples scrutins locaux, municipaux, cantonaux ou d'arrondissement où les démoc-soc connaissent parfois de beaux succès en obtenant des majorités écrasantes.
Suffrages obtenus par les démoc-soc aux élections législatives du 13 mai 1849
Maurice Agulhon 1848 ou l'apprentissage de la République. Ed du Seuil 1973
Ces succès électoraux inclinent les démocrates socialistes à envisager l'avenir avec confiance. Ce qu'ils n'ont pu obtenir par l'action de la rue, la manifestation, la pression sur la chambre des députés, ils pensent pouvoir l'obtenir par les urnes.
Ils sont d'autant plus confortés dans ce sentiment qu'ils ont pu constater que le vote paysan n'était pas acquis ad vitam aeternam aux notables du parti de l'ordre. La carte des élections législatives de 1849 le montre bien. Il y a des départements ruraux qui ont voté rouge à 40, 50, 60 %.
Les démoc-soc ont donc entrepris de gagner les campagnes à leurs vues. C'est là que vit encore la grande masse des Français. Depuis les villes, leur propagande gagne les bourgs et se répand jusqu'aux plus petits villages à travers un réseau lâche et peu coordonné de sociétés secrètes. C'est la seule façon d'agir depuis les lois sur les clubs et la presse.
Le petit peuple attend donc avec ferveur l'échéance de 1852 qui verra, nul n'en doute, l'établissement de la "Belle", la République démocratique et sociale.
En 1852 doivent avoir lieu deux élections importantes: le renouvellement de la chambre des députés et l'élection d'un nouveau président de la République.
Le Président de la République élu en 1848 est le citoyen Louis Napoléon Bonaparte. Au terme de son mandat de quatre ans il ne peut se représenter puisque la constitution interdit l'exercice de deux mandats consécutifs au même individu.
Depuis son élection triomphale de décembre 1848 avec 74,5% des voix, le Prince Louis Napoléon (bientôt Empereur sous le nom de Napoléon III) s'est progressivement constitué un parti au sein de la chambre des députés en ralliant à lui une partie des notables du parti de l'ordre. Il a également nommé un ministère à sa dévotion le 31 octobre 1849. Il s'est aussi constitué un réseau de fidélités à travers les départements et au sein de l'armée.
Plusieurs fois il a tenté de faire modifier la constitution par la chambre des députés pour pouvoir se présenter de nouveau au suffrage des Français à l'élection présidentielle de 1852. Il a aussi essayé de faire rapporter la loi du 31 mai 1850 pour rétablir le suffrage universel dans son intégralité tant il est sûr du soutien populaire au grand nom qu'il porte.
Car ce n'est pas le moindre des paradoxes que celui-ci: ce sont les mêmes qui rêvent de République sociale, égalitaire, fraternelle et démocratique qui ont accordé - et accorderont encore - leurs suffrages au Prince Louis Napoléon. Il est vrai que l'ambiguïté autour de la personne du Président de la République est réelle.
Il est bien servi par la légende napoléonienne ressassée à longueur de veillée par les vieux soldats de l'Empire au cours des décennies précédentes.
Il a eu partie liée dans sa jeunesse aux Carbonari; il a donc une coloration jacobine. Il a élaboré une doctrine sociale qu'il a présentée dans son ouvrage "Extinction du paupérisme".
Il apparaît aussi comme un opposant farouche aux Bourbons; il a tenté un coup d'Etat à Strasbourg en 1836, un autre à Boulogne en 1840; il s'est échappé de façon rocambolesque de la prison de Ham en 1846. Les légitimistes le considèrent toujours comme leur ennemi juré.
Il a enfin tenté de rétablir le suffrage universel amputé par les députés du parti de l'ordre.
Il peut donc apparaître aux yeux de l'opinion publique comme plutôt soucieux du bien-être du peuple même si par ailleurs on se méfie de son inclination à se prendre pour un homme providentiel, nouveau César.
A la fin de 1851 la situation politique paraît bloquée. Trois forces sont en présence:
- un petit peuple qui attend avec jubilation les échéances de 1852 qui lui apporteront la République démocratique et sociale;
- un parti de l'ordre qui craint plus que tout cette éventualité et veut conserver l'ordre ancien;
- Un président ambitieux qui ne peut obtenir par la voie légale l'assurance de se faire réélire.
Ce noeud gordien va être brutalement tranché par Louis Napoléon. Dans la nuit du 2 décembre 1851 il effectue un coup d'Etat en s'appuyant sur l'armée. Il proclame l'état de siège, dissout la Chambre, rétablit le suffrage universel, annonce une nouvelle constitution et convoque le peuple dans ses comices pour faire approuver son coup d'Etat par plébiscite.
Si le menu peuple a pu se laisser abuser par une vague coloration populaire et sociale du Prince, les notables ne s'y trompent pas et se rallient massivement à lui au lendemain du coup d'Etat. Ils voient en lui l'homme capable de briser dans l'oeuf les aspirations socialistes des masses populaires.
Ces masses populaires ne réagissent d'ailleurs pas partout de la même façon. Si à Paris la réaction est faible - et la répression féroce - en province, des départements entiers se soulèvent contre le coup de force du Président de la république.
C'est le cas des départements du sud-ouest (Lot et Garonne, Gers, Hérault), de ceux du centre (Allier, Nièvre, Yonne), de ceux du sud-est (Var, Basses Alpes, Drôme).
Dans tous ces départements le processus est le même: on invoque l'article 68 et l'article 110 de la Constitution en vertu desquels la nouvelle d'un coup de force du Président de la République verrait la destitution de celui-ci et donnerait le signal de l'insurrection ("le peuple rentre dans ses droits"); on sonne le tocsin; on exige et on prend les armes, celles des gardes nationales le plus souvent; on s'organise en "colonne" et on marche à plusieurs centaines sur la sous-préfecture la plus proche ou la préfecture pour les investir.
"On" ce sont les gens des villages et des bourgs, des paysans et des artisans qui répondent aux mots d'ordre de quelques chefs des sociétés secrètes. Les villes ne bougent pas ou peu car elles sont bien tenues en main par le pouvoir et l'armée.
C'est ainsi que Forcalquier, La Garde Freinet, Clamecy (le 5 décembre) sont occupés par des milliers de paysans en armes, ainsi que Digne, seule préfecture à être tombée aux mains des insurgés.
Ces évènements frappent de stupeur l'opinion publique. Le thème de la Jacquerie, avec son cortège d'atrocités supposées, est complaisamment répandu par le nouveau pouvoir et la presse pour mieux déconsidérer le mouvement, effrayer le bourgeois et permettre une répression exemplaire.
Exemplaire, la répression l'est: la troupe est envoyée pour reprendre les sous-préfectures occupées. Le plus souvent les "colonnes" d'insurgés se débandent à l'arrivée des soldats, surtout quand arrive la nouvelle que Paris est maté. Il se produit pourtant plusieurs engagements où des dizaines d'insurgés sont tués. Aux Mées, le 9 décembre, l'armée est sévèrement accrochée par les républicains qui protègent Digne. Ceux-ci abandonnent la lutte quand ils apprennent qu'ils sont les derniers à résister.
Nombre d'individus arrêtés ou poursuivis à l'occasion de l'insurrection de
décembre 1851
Maurice Agulhon 1848 ou l'apprentissage de la République. Ed du Seuil 1973
S'ensuit une chasse à l'homme et une répression sans précédent. Les villages insurgés sont occupés par la troupe. Il y a plusieurs dizaines de milliers d'arrestations à travers tous les départements. Parmi les personnes arrêtées 28 000 seront condamnées à diverses peines. C'est, aux dire de l'historien Ted W. Margadant, la plus grande répression policière qu'ait connue la France entre 1815 (la Terreur blanche) et 1944 (la répression de la Résistance).
Reste à statuer sur le sort de ces centaines d'hommes emprisonnés. Le pouvoir veut aller vite. Il crée dans les départements les fameuses commissions mixtes. Elles sont composées du préfet, d'un général et d'un procureur. Les commissions mixtes jugent de manière expéditive. Tout démoc-soc est soupçonné de complot et de desseins sanguinaires. La thèse officielle est que le coup d'Etat du 2 décembre n'était qu'une mesure préventive contre un vaste complot qui devait déboucher en 1852 sur une sanglante prise de pouvoir par les rouges.
Maurice Agulhon dans "1848 ou l'apprentissage de la République" publie les chiffres de la répression nationale: les commissions mixtes départementales et les commissions militaires condamnent 239 personnes à la "transportation" à Cayenne, 4549 à la transportation en Algérie en résidence forcée, 5032 à la transportation en Algérie en résidence libre (les fameux "Algérie plus" et "Algérie moins"), 980 à l'expulsion du territoire français, 640 à l'éloignement, 2827 à la prison, 5194 à la mise en surveillance, etc.… 5837 enfin sont rendus à la liberté. Plusieurs centaines exilés volontaires ou en fuite sont condamnés par contumace.
La commission mixte des Pyrénées orientales (séance du 26 02 1852) - A.D. 66
Puis au fur et à mesure que le pouvoir personnel du Prince Président (puis Empereur) s'affirme et que la situation politique se stabilise, des mesures de clémence sont prises et des grâces sont accordées. Dans les premiers mois de 1853 ne restent emprisonnés ou déportés que quelques milliers de personnes.
Au niveau économique les choses vont beaucoup plus vite et donnent au nouveau régime son vrai visage: dès le 5 janvier 1852, un mois après le coup d'état, le chemin de fer Paris-Lyon est concédé à un consortium financier où figurent en bonne place Rothschild et les frères Péreire.
Derrière l'économie, derrière la politique et derrière le drame violent qui s'est joué au Deux Décembre il y a les hommes.
Parmi les hommes ce sont ceux qui ont résisté à la forfaiture, ceux qui rêvaient d'un monde meilleur qui nous intéressent.
Insurgés et non insurgés
Dans les pages qui suivent, on essaiera de distinguer les insurgés - ceux qui ont marché dans les colonnes - des autres - ceux qui ont été condamnés pour leurs opinions et leur militantisme. Cette question préoccupe particulièrement les historiens car elle n'a jusqu'à présent trouvé que des réponses insuffisantes.
La statistique nationale de la répression ne distingue pas entre les deux catégories. Les lourdes peines - déportation en Algérie, internement - n'ont pas été appliquées uniquement aux insurgés; des cadres, des militants particulièrement actifs les ont subies bien qu'ils n'aient pas pris les armes.
Arriver à distinguer les uns des autres est fondamental: c'est cette distinction qui donnera la vérité du mouvement insurrectionnel et son vrai sens historique. L'insurrection est-elle un mouvement spontané qui démarre et se propage comme une traînée de poudre parmi un petit peuple peu politisé mais frustré de ses espérances? A-t-on affaire à une Jacquerie (mouvement sauvage des campagnes accompagné de violences) comme l'a complaisamment répandu la presse? s'agit-il d'un mouvement bien préparé, organisé, hiérarchisé, avec ses cadres, ses militants, ses agents de liaison, ses mots d'ordre, ses sociétés secrètes, bref, s'agit-il du fameux complot révolutionnaire préparé pour 1852 qui a été anticipé pour raison de Coup d'Etat?
Un travail au plus près du terrain, effectué par Denis Martin, dans les archives départementales, là où sont consignés les informations précises concernant chaque individu peut permettre de faire le tri et de construire les deux catégories.