La jeunesse d'Albert Camus

 

L'article ci-dessous, écrit par Fernand Destaing, a été publié dans la revue l'Algérianiste N° 86 de juin 1999. Merci à ses responsables pour leur autorisation.

Dans le corps de l'article, il est fait référence à Marie CARDONA, en fait, Catherine Marie CARDONA SINTES, la "une vraie mama méditerranéenne". Elle est la fille de Jose CARDONA PONS et Juana FEDELICH LOZANO, tous deux respectivement sosa N°16 et N°17 de mon arbre.

P-J C.


 

Une anecdote pour commencer. Nous sommes en décembre 1931, au lycée d'Alger. A la compo de philo avec M. Alavoine, je suis troisième ou quatrième, je ne sais plus, ex æquo avec mon ami Amoros. Le premier est un nouveau, fils d'un médecin de Téniet. Il s'appelle Claude Boulard. Il va devenir le plus jeune professeur de médecine de ma génération. Mais il n'est pas le meilleur en philo, a dit M. Alavoine! Alors, nous allons voir au fond de la cour le premier des Philos 2. Il s'appelle Jean-François Porot. C'est l'ami le plus brillant que j'aie jamais rencontré. Mais ce n'est pas le meilleur en philo, a dit M. Grenier qui, dans l'échelle des valeurs, est classé au-dessus de M. Alavoine! Celui qui a le plus d'avenir, c'est le premier des Philos 1 : c'est ce gardien de but, là-bas, dans la cour. Il s'appelle Albert Camus.

Claude Boulard, Jean-François Porot, Albert Camus, quel beau trio de surdoués... Admirons au passage le talent de nos maîtres et la sûreté de leur jugement. Mais cette anecdote veut surtout rappeler que je suis de la génération d'Albert Camus. Il avait un an de plus que moi, mais on comprendra plus loin pourquoi... Sa jeunesse est aussi la mienne. C'est aussi celle de jean Maury qui était en philo avec nous, celle de René Lavernhe, même s'il a quelques années de plus que nous, de Paul Lebon et de Gabriel Conesa, même s'ils ont quelques années de moins. Nous avons été dans le même lycée, nous avons eu les mêmes professeurs.

 

Pour raconter cette jeunesse d'Albert Camus, j'ai puisé dans plusieurs ouvrages. Avant tout, dans " Le premier homme " écrit juste avant sa mort et publié trente-quatre ans plus tard, un livre inachevé certes, mais consacré presque exclusivement à sa jeunesse.

Ensuite, sa biographie par l'Américain Herbert Lottman, datée de 2978, bien avant " Le premier homme ", mais très documentée sur la jeunesse de Camus, sans doute grâce au témoignage de plusieurs contemporains, tels ses camarades de classe, Diaz ou Gilbert Ferrero.

Celle d'Olivier Todd, parue en 1996 après " Le premier homme ", un livre magistral sur les années parisiennes de Camus, mais qui m'a laissé un peu sur ma faim sur sa jeunesse algérienne. J'ai lu avec beaucoup d'intérêt le mémoire de maîtrise de Virginie Lupo, inspiré par le professeur Évelyne Caduc, de la faculté de lettres de Nice, et consacré à la quête du père dans " Le premier homme ", prix Cépi 1996. N'oublions pas enfin les livres de Gabriel Conesa sur " Bab-el-Oued " , de J. Lenzini sur "L'Algérie de Camus " et de M. Winock sur " Le siècle des intellectuels ", riches en aphorismes, en formules et en images qui illustrent fort bien l'atmosphère de notre "Algérie heureuse ".

La naissance d'Albert Camus nous ramène au point de départ. C'était le 7 novembre 1913 à Mondovi, un gros village près de la frontière tunisienne, relié à Bône par une ligne de chemin de fer de vingt-cinq kilomètres. Âgé de vingt-huit ans, Lucien Camus est caviste dans la propriété du " Chapeau du Gendarme " où il gagne vingt francs par jour. Sa femme Catherine -deux ans de plus que lui- qui lui a déjà donné un petit Lucien âgé de quatre ans, est enceinte à nouveau et ressent les premières douleurs de l'accouchement. Avec Kaddour, un ouvrier agricole de la propriété, Lucien Camus se presse pour aller chercher le docteur Marbot. Chemin faisant, il s'arrête pour demander de l'aide à la patronne de la cantine agricole. Elle aura juste le temps, avec une mauresque, d'allumer du feu et de disposer à côté un matelas par terre et des cuvettes. Quand le docteur arrive, l'enfant est déjà là. Il est venu tout seul. C'est un symbole. Sa vie restera à l'image de sa naissance.

Albert Camus nous a donné dans son livre quelques détails sur le bled algérien, si rarement abordé dans son oeuvre Cette vallée de la Seybouse, c'est l'Algérie sauvage ". Au XIXe siècle, le choléra y a fauché dix hommes par jour. Au XXe siècle, le coin est encore décimé par le paludisme, bien que ce soit à Bône, ne l'oublions pas, que Maillot ait expérimenté la quinine à fortes doses. Des champs de vigne " tirés au cordeau ", des faux poivriers et quelques cyprès. Un peu plus de cinq mille Arabes pour un peu moins de mille Européens. " Les Arabes, écrira Albert Camus lorsqu'il reviendra quarante ans plus tard dans son village natal : Ils sont bêtes et brutes comme nous. On se tape dessus de temps en temps, mais on est fait pour s'entendre ". On retrouve ici une des idées politiques majeures d'Albert Camus sur la Guerre d'Algérie. Il proposera d'abord une trêve, puis une coexistence des deux communautés sur cette même terre d'Algérie. Il ne sera jamais entendu. La famille du père, Lucien Camus, est originaire du sud de la France.

Celui qui a le plus
d'avenir...
c'est ce gardien de but,
là-bas, dans la cour.

 

 

Un arbre généalogique simple : il y a des Camus - branche paternelle - et des Cormery -branche maternelle entre Bordeaux et Marseille. Lui-même est né dans la Mitidja, à Ouled-Fayet en 1885, mais s'est retrouvé orphelin dès l'âge d'un an. Son portrait? " C'était toi tout craché " disait Catherine Camus à son fils Albert. Remarquez qu'elle aurait dû dire le contraire, mais elle a si peu connu son mari et elle chérit tellement son fils... Lucien Camus est, en tout cas, un homme sensible. C'est ainsi qu'il a été bouleversé lorsqu'un ouvrier agricole comme lui, a été condamné a mort. Il est allé assister au petit matin à son exécution à la prison Barberousse à Alger. Ecoeuré, il a même vomi au retour. On retrouvera cette même horreur affichée de Camus contre la peine de mort, qu'il développera dans son livre " Ni victimes, ni bourreaux ". Lucien Camus a été vite appelé à faire la guerre au Maroc où il a été scandalisé par les crimes sexuels des Berbères. A son retour, il a épousé Catherine à Kouba pour s'en aller vivre avec elle à Mondovi. Mais à l'automne de 1914, il a été mobilisé contre l'Allemagne dans le 1er Zouaves. Fin septembre, son régiment a été engagé l'un des premiers sur la Marne. Il a été blessé l'un des premiers par un éclat d'obus à la tête. Sa femme a reçu deux lettres, la première de la Marne, lui annonçant qu'il avait été blessé, la seconde de Saint-Brieuc où on l'avait transporté. C'est de Saint-Brieuc quelle reçoit, le 14 octobre 1914, la nouvelle de sa mort. Lucien Camus est donc mort pour la France qu'il n'avait jamais connue. On comprend mieux dès lors la terrible question qu'Albert posa un jour à sa mère : " Maman, qu'est-ce que c'est que la patrie? ". Quarante ans plus tard, accomplissant le pèlerinage de Saint-Brieuc pour aller s'incliner sur la tombe de son père qu'il n'a jamais connu, il relira sur la pierre tombale que ce père avait vingt-huit ans. Un père plus jeune que lui, en somme. Voilà pourquoi il s'intitule " Le premier homme ", titre de son dernier livre. Mais on comprend du même coup pourquoi l'œuvre de Camus est, comme l'a écrit Virginie Lupo, une œuvre sans père, ou presque. A preuve, cinq de ses livres au moins. Dans " L'Etranger " , c'est la mère de Meursault, le héros du roman, qui est au premier plan. On se souvient en effet de la phrase célèbre qui ouvre le livre : " Aujourd'hui, maman est morte ". Le père, par contre, est absent, remplacé par un directeur d'asile, un aumônier, un juge d'instruction. Dans " Caligula ", on voit Scipion son confident, justifier le tyran qui a tué son père, en déclarant : " Il a choisi pour moi " . Dans " La Peste " , Tarrou le héros du livre quittera la maison de son père parce qu'il ne supporte pas qu'il soit avocat général Dans " La mort heureuse ", le héros Mersault, - à une voyelle près, le nom de l'Etranger - va tuer un infirme, en le frappant à la tête - là où Lucien Camus a été tué d'un éclat d'obus. Dans " Le Malentendu " enfin, le père est encore absent. Tout le drame se déroule entre une mère, sa fille Martha et son fils Jo. En somme, un père absent, tué ou substitué, l'œuvre d'Albert Camus est, pour l'essentiel, une œuvre sans père.


Catherine Sintés, mère de Camus… " miraculeusement belle "

La mère d'Albert, Catherine Sintès n'a eu que cinq ans de vie commune avec son mari. A sa mort, elle est venue vivre chez sa mère à Alger, dans le quartier de Belcourt, au 93 de la rue de Lyon. C'est une belle Espagnole, " miraculeusement belle " écrit son fils qui précise qu'elle a gardé, à soixante-dix ans, le visage de ses quarante ans. Mais elle est silencieuse. Elle parle peu, en phrases courtes, et entend mal. Elle chuinte encore les s et dit couscouss au lieu de couscous. Est-ce à la suite d'un typhus contracté à l'âge de douze ans? Ou par suite de la mort brutale de son mari? On retrouve cependant les mêmes difficultés chez son frère. En tout cas, elle ne sait ni lire ni écrire. N'oublions pas qu'Albert Camus lui a dédié " Le premier homme " : " A toi qui ne pourras jamais lire ce livre ".

" Entre ma mère et la justice, je préfère ma mère. "

Elle est humble aussi. Elle loge au fond de l'appartement, dans la troisième chambre, sur un petit lit alors qu'elle abandonne le grand à ses deux garnements. Pas d'eau courante. Les toilettes sont à l'étage et à la turque. On est terriblement pauvre chez les Camus! Catherine est surtout absorbée par les tâches ménagères, tels que le civet ou les escargots, le reste du temps, elle est au balcon -si petit- où elle regarde la vie du quartier et les trams qui passent. C'est une " maman de velours ", douce et aimante, qui embrasse Albert toujours trois fois.

Veuve de guerre, elle ne s'est jamais remariée. C'est l'être que Camus aime le plus au monde. Lorsqu'à Stockholm où il est allé recevoir le Prix Nobel, un Algérien l'interpellera pour lui reprocher de ne pas aimer la justice, Albert répondra " Je crois à la justice, mais pas avec les bombes. Entre ma mère et la justice, je préfère ma mère ".

La grand-mère Marie Cardona-Sintes est, bien sûr, d'origine espagnole. Elle est née à Minorque, à quelques kilomètres de Mahon la capitale, dans le petit village de San Luis où l'on parle encore français. Son arbre généalogique montre qu'il y a des Cardona à Minorque depuis des siècles. Des Sintès aussi.

En 1874 à Alger, c'est justement un Sintès qu'elle épouse. Ils vont vivre à Ouled-Fayet dans le Sahel où elle lui donne neuf enfants. Puis, devenue veuve, elle vient s'installer au 93 de la rue de Lyon où elle loge dans la première pièce, mais sur un sommier à même le sol.

C'est une maîtresse femme, une main de fer à côté du gant de velours de sa fille. " C'est ma grand-mère qui commande à la maison ", dira Albert à son instituteur. C'est elle, en effet, qui gère l'argent du foyer, soigneusement rangé dans une boite à biscuits. C'est elle qui donne des ordres lorsque les enfants reviennent de l'école, en lançant le sempiternel : " Mets la table, pour la troisième fois ". Elle garde d'ailleurs son bâton à portée de main. Et le " nerf de boeuf " n'est pas loin. Elle impose la sieste aux enfants, prend toujours Albert, son chouchou à côté d'elle, et le tourne vers le mur en lançant, en espagnol " A beni dorm ! ". Chaque soir, elle fait la revue des souliers " les pieds en l'air " pour voir si les enfants n'ont pas triché et joué au foot, ce qui est défendu, car ça use les souliers. Et les souliers, ça coûte cher.

Elle impose à tout son monde, en effet, une morale rigoureuse. Un jour, Albert ramasse une pièce de deux francs, tombée de sa poche trouée. Il est tenté de la garder et prétend qu'elle est tombée dans les toilettes. Mais sa grand-mère flaire le piège. Alors, elle retrousse sa manche droite, va la plonger dans le trou des W .C. puis tandis qu'elle se lave le bras " au savon gris " -Albert s'est souvenu du détail- le traite de menteur! Ce qui ne l'empêche pas d'acheter les vêtements des enfants, de payer les leçons de violon de Lucien. A la Noël, c'est elle qui dirige les réjouissances. Et comme Lucien a peur d'aller à la nuit chercher une poule dans le poulailler, elle en charge Albert. Il court en fermant les yeux, rapporte la bête et aura le droit de tenir l'assiette pour recueillir le sang tandis qu'elle égorge le poulet. Certes, comme dit l'instituteur, "la grand-mère Cardona aboie plus qu'elle ne mord". Mais c'est à l'évidence une vraie mama méditerranéenne, une mère phallique, ou comme l'a dit Virginie Lupo, "un père de remplacement".

...une vraie mama méditerranéenne...

L'oncle Etienne comme sa sœur Catherine s'exprime avec difficulté. II est presque sourd et ne possède qu'un vocabulaire d'une centaine de mots, ce qui laisse penser qu'il s'agit d'un problème familial. Qu'il compense, il est vrai, par un heureux caractère. C'est un homme d'instinct, qui sent les choses. II dort dans la deuxième chambre, mais rugit dès le réveil. A table, il renifle les plats et joue volontiers à ses neveux le numéro de la pastèque, qui est di-u-rétique, ce qui va l'obliger a aller tout le temps aux toilettes. A l'anisette, au café, il est truculent, ce qui fait dire à ses copains : " Ton oncle Etienne, c'est un as ". A la plage, il charge Albert sur ses épaules et l'emporte loin, là où on n a pas pied, pour qu'il n'ait plus peur. Il emmène volontiers ses neveux à la chasse. II y a d'abord le cérémonial du samedi soir pour préparer les cartouches, la poudre, les plombs, la bourre. Après la chasse, lorsque le chien " Brillant " est fatigué, c'est le casse-croûte avec l'anisette bien sûr, mais la soubressade aussi, qu'on fait griller jusqu'à ce qu'elle éclate et qu'on mange en se brûlant la langue. Etienne travaille comme tonnelier au Champ-de-Manoeuvres, chez un patron italien avec quatre ou cinq ouvriers. Albert a raconté la danse des marteaux pour la confection des barils. C'est un tendre, son oncle. Quand Albert tombe un jour d'un banc, Etienne s'affole, l'emmène chez le toubib : " C'est rien, docteur ? C'est rien ? " Mais c'est un dur. Lorsque sa sœur Catherine se laisse courtiser par Antoine, le marchand de poissons qui lui apporte des oranges et des fleurs, se fait couper les cheveux, ce qui fait dire à sa mère qu'elle ressemblait à une putain, Etienne y va carrément. Il flanque une raclée au marchand de poissons qu'on ne reverra plus dans les parages. Et c'est aussi un " louette " Etienne, comme on disait à Alger. Puisqu'il risque de ne pas entendre lorsqu'on sonne chez lui, il a fait lacer une lame qui s'allume. A évidence, voila encore un père de remplacement.

L'oncle joseph, l'aîné, a dix ans de plus, il est moins athlétique. Il y a eu un jour une terrible bagarre entre les deux et joseph a préféré prendre une chambre dans le quartier. Il est employé aux chemins de fer, ce qui lui permet d'acheter de la volaille dans le bled et de la revendre dans la capitale. Mais il est âpre au gain comme un Mozabite, dit-on rue de Lyon, bien qu'il soit marié à un professeur de piano.

L'oncle Michel est charretier et n'apparaît dans la famille que pour le Lundi de Pâques. Ce tour-là, il loue une sorte de tram-charrette pour mener tout son monde à Sidi-Ferruch. On déguste la mouna.

Après quoi, on fabrique des oreillettes et on danse jusqu'au soir.

L'oncle Gustave Accault est plus précisément le mari de la tante Gaby, sueur aînée de Catherine. C'est un bourgeois installé dans le quartier Michelet, rue du Languedoc, près de la librairie Notre-Dame, où il tient une "boucherie anglaise". Il est encore un voltairien qui adore la lecture et lui fait découvrir Anatole France, son auteur préféré, et " Les Nourritures terrestres " d'André Gide. A coup sûr, un père de remplacement.

Dans ce tableau familial, n'oublions pas Lucien, le frère aîné d'Albert, qui a quatre ans de plus que lui. Nous l'avons déjà vu a Noël, refusant d'aller dans le poulailler familial. Mais à l'école, c'est un bon joueur de foot, meilleur qu'Albert.

Par contre, il travaille moins bien en classe. A seize ans, comprenant qu'il n'est pas fait pour l'étude, il deviendra coursier " chez Ricome " à quatre-vingts francs par mois. Puis les deux frères se perdront de vue avec le départ d'Albert pour Paris.

Ils ne se reverront qu'épisodiquement. Leurs routes avaient déjà divergé. Penchons-nous plutôt sur la deuxième partie de cette étude, les études d'Albert Camus.

Elles se déroulent d'abord dans le quartier Belcourt. Si Bab-El-Oued est la banlieue truculente d'Alger à l'ouest, Belcourt, à l'est, est la banlieue pauvre, encore qu'Albert ait plutôt parlé de la " pauvreté chaleureuse du petit peuple de Belcourt ". On y travaille, mais on s'y amuse en même temps.

 

Dans la cave du 93 de la rue de Lyon, on joue aux noyaux d'abricots. Un jeu tout simple : un tas de trois ou quatre noyaux, un dernier en équilibre sur les autres. On tire à deux mètres. C'est tout ou rien. Ceux qui loupent ont perdu leurs noyaux, celui qui réussit rafle toute la mise. Après ça, on déguste des pois chiches secs et salés -ça s'appelle des bliblis- et des lupins salés qu'on appelle des tramousses. Après le salé, le sucré : on suce de longs sucres d'orge violets... bien meilleurs lorsqu'ils sont pointus. Et l'on s'en va dans la cour à jouer à " cannette-vinga ", qui se pratique avec une raquette et une sorte de cigare en bois. Ça ressemble à du base-ball, mais les Américains n'avaient pas encore débarqué à Alger. On appelait ça le " tennis du pauvre ".


Albert Camus parmi les ouvriers de la tonnellerie
qui employait son oncle Etienne

 

A Belcourt, le meilleur spectacle est dans la rue. On s'amuse d'abord avec les poubelles. On pourrait croire qu'elles ont été inventées pour y enfermer les chats qui poussent aussitôt des cris épouvantables. Mais il fait chaud. Vite on court aux fontaines, rue Blasselle ou rue Prévost-Paradol. Il suffit de faire tourner très fort la manivelle de fonte pour faire jaillir un énorme jet d'eau. On s'en met plein la bouche, les narines, les oreilles et jusqu'aux sandales. Si Galoufa vient à passer, c'est du délire. Il s'agit d'un personnage célèbre qui capture les chiens errants au lasso pour les enfermer dans sa camionnette à seize cages et les mettre en fourrière. Certes, Galoufa est utile puisqu'il y a encore la rage en Algérie, mais ces pauvres chiens font pitié aux enfants, qui courent en criant pour faire échec à Galoufa.

Au retour, on passe à côté du cinéma de quartier qui est réservé au dimanche. Sa grand-mère y mène souvent Albert pour voir les films à épisodes. Régulièrement, elle lui dit : " Lis-moi, j'ai oublié mes lunettes ". Et Albert y gagne un zlabia.

la " pauvreté chaleureuse du petit peuple de Belcourt ".

Le jardin d'Essai représente la grande évasion des jours de repos. On traverse le quartier des écuries, avec sa délicieuse odeur de crottin, nous dit Albert qui se souvient sans doute avoir lu la même notation dans le journal de Stendhal errant à dix-sept ans dans les rues de Milan derrière la cavalerie de Bonaparte. Au jardin d'Essai, on remplit d'abord ses poches de cailloux, puis on profite de l'absence du garde pour tirer là-haut sur les fruits des cocotiers qu'on serre dans des mouchoirs pour aller les manger. On traverse ensuite la Route Moutonnière jusqu'à la plage des Sablettes. Celui qui a deux sous achète un cornet de frites et selon le rituel, donne une frite à chacun, avant d'avoir le droit de manger tout le reste. Vite, on se déshabille pour se jeter à l'eau. On ne dit pas prendre un bain, mais " se taper un bain ". On se défie, on plonge, on nage sous l'eau. Puis on rentre en courant car la nuit est déjà tombée. Le nerf de bœuf de la grand-mère est au rendez-vous.

Mais le quartier c'est surtout l'école de la rue Aumerat où Lucien va faire ses études primaires durant cinq ans. Quatre fois par jour, il accomplit le trajet qui dure dix minutes avec Pierre, son meilleur ami, qu'il aime tant et qui connaît si bien son arbre généalogique. Albert n'a pas oublié les saveurs de la route, celle de la bretelle de son cartable surtout qu'il mâchouillait avec délice, les odeurs de l'école, celle très âcre de l'encre violette lorsqu'il remplissait les encriers. Monsieur Germain, l'instituteur, avait une classe de trente-trois élèves, dont trois Arabes seulement. Il était très sévère et faisait usage chaque jour de sa règle de bois - qu'il appelait son sucre d'orge - pour mettre de l'ordre dès l'entrée, en lançant: " En rang par deux, je n'ai pas dit par cinq ! ". Sans rancune, il leur projetait tous les quinze jours des gravures avec sa lanterne magique pour illustrer les leçons de géographie et de sciences naturelles. Tous les trimestres, il leur faisait la lecture des " Croix de bois" de Roland Dorgelès, sur la Guerre de 1914-1918, ce qui faisait toujours pleurer Albert a cause des morts. A la fin de l'année, Monsieur Germain lui fera cadeau du livre avec ces mots

" Mais si, mais si, tu as tant pleuré, tu l'as bien mérité ".

" Bravo moustique, tu es reçu! ".

A l'école, il y a " les donnades " entre élèves. Ce sont des bagarres à poings nus, à la régulière, qui rappellent les duels du temps des Mousquetaires. On se retrouve au " champ vert ", c'est-à-dire au Champ-de-Manœuvres. Certaines donnades sont demeurées célèbres, à l'école, celle de Max avec un grand de la classe qui l'avait traité de " sale Boche ", mais c'était Max qui avait gagné. Celle d'Albert avec Munoz qui s'en est tiré avec " un œil au beurre noir "; d'où une absence prolongée de plusieurs jours, qui avait obligé Monsieur Germain à faire une enquête et à mettre Albert au piquet toute une semaine.

La première communion a été un événement marquant de l'école, parce qu'elle posait beaucoup de questions. La religion? La grand-mère avait répondu: " C'est pour les riches, pas pour les Sintès ". Le Bon Dieu? Monsieur Germain a répondu : " Certains y croient, d'autres non ". La prêtraille? Elle est peu estimée à Belcourt. Albert s'ennuie avec le curé de l'église Saint-Charles, fait des grimaces et reçoit une gifle retentissante. Pourtant, il faut faire sa première communion. Mais il y a le catéchisme d'abord, a dit le curé. Alors, la grand-mère se fâche: " Monsieur le curé, pas de catéchisme. C'est tout de suite; sinon on s'en passera ".

Le concours des Bourses est demeuré pour Albert l'événement majeur de ses études primaires. La grand-mère avait commencé par dire non " Nous sommes trop pauvres ". Monsieur Germain était venu faire son siège rue de Lyon. " Albert est mon meilleur élève. Il y a droit sans frais, comme pupille de la Nation ". Il va préparer soigneusement ses candidats par des cours particuliers. Le jour du concours, il a mis ses guêtres et leur achète des croissants. Il explose de joie aux résultats : " Bravo moustique, tu es reçu! ". A coup sûr, Monsieur Germain est encore pour Albert un père de remplacement qui vient de lui ouvrir les portes du lycée.

Le Grand Lycée d'Alger se trouve loin de Belcourt, à la porte de Bab-El-Oued. Pour s'y rendre chaque matin, c'est toute une expédition. Albert se lève dès cinq heures et demie, car le trajet en tram dure plus d'une demi-heure. Il ne s'agit pas de prendre la ligne verte des T.A., celle des beaux quartiers, mais la ligne rouge des C.F.R.A., celle " d'en bas ", qui vient d'HusseinDey. Avec Pierre, il monte dans la jardinière et lance au receveur un tonitruant " abonné " auquel l'autre répond souvent : " Avancez... sur l'avant ". Ils passent alors dans la motrice, près du conducteur, car le spectacle est dans la rue. On s'arrête d'abord au Marché Clauzel, toujours très animé, à l'Agha où l'on assiste parfois à l'arrivée du train. Long arrêt à la Grande Poste qui tourne le dos à la Préfecture. On traverse la rue de Constantine jusqu'à l'Hôtel Aletti, on s'arrête au Square Bresson en lançant un coup d'oeil au Tantonville et aux petits ânes du square. On descend à la Place du Gouvernement, " Blaç el aoud " comme disent les Arabes qui font allusion à la statue équestre du duc d'Aumale. Il reste à Albert à faire à pied (en ce temps-là) la fin du parcours en dix minutes, sous les arcades de la rue Bab-El-Oued. Et c'est pour l'enchantement des cafés (où au retour, on consomme de la kémia), des boutiques des Mozabites qui vendent leurs zlabias qu'ils servent brûlants avec un papier qui devient translucide à cause de l'huile, de la place de l'église Sainte-Victoire où les hirondelles se regroupent aux premiers signes de l'hiver. Et c'est enfin le grand lycée entre la Casbah et le jardin Marengo.

 

 


Alger. Le Lycée Bugeaud

Albert Camus est demi-pensionnaire, comme pupille de la Nation, ce qui lui donne droit au café au lait de sept heures vingt et au repas de midi. Il ne s'étend pas dans son livre sur les cours, à part cet aveu

" Cicéron, Virgile, quelle barbe! ", mais il s'amuse encore des surnoms de son surveillant général Marcassin, à cause de sa moustache en crocs et du censeur Saxo, à cause de ses joues rebondies qui semblaient toujours souffler dans un instrument.


Albert Camus, gardien de but, parmi ses coéquipiers du R.U.A.

C'est le football qui lui a laissé les meilleurs souvenirs. Il jouait comme gardien de but dans la cour du lycée, et aussi le dimanche dans l'équipe junior du RUA, le Racing Universitaire Algérois. Certes, il n'a jamais joué dans la grande équipe première du RUA, celles des frères Couard et de Faglin. Mais il a écrit sur le foot des pages savoureuses. Il a d'abord joué un an à l'Association Sportive de Montpensier à cause d'un " ami velu " qui avait voulu suivre une fille qui dansait mal. Alors Albert s'est inscrit au Racing Universitaire puisqu'on y jouait " scientifiquement ". Il a raconté des matches mémorables contre l'O.H.D., le club d'Hussein-Dey, où les avants essayaient de l'impressionner en lui montrant le cimetière tout proche; et contre Boufarik, où il avait un avant surnommé Pastèque qui le chargeait furieusement. " Le football, a dit Gabriel Conesa, c'était notre religion ". Et Camus d'ajouter : " Ce que je sais de plus sûr sur la morale des hommes, c'est au sport que je le dois, c'est au RUA que je l'ai appris ". Et encore dans " La Chute " : " Avec le théâtre, le stade est le seul endroit au monde où je me sens innocent ".

" Ce que je sais de plus sûr sur la morale des hommes,
c'est au sport que je le dois, c'est au RUA que je l'ai appris. "

Les vacances d'été étaient trop longues en Algérie, comme l'avait note la grand-mère qui maugréait : " Est-ce que je prends des vacances, moi? " Il fallait donc chercher un travail. A treize ans déjà, Albert avait trouvé un boulot chez un quincaillier. L'année suivante, il avait travaillé chez un courtier aux docks maritimes. Il s'est surtout souvenu d'une boîte d'épingles qu'il avait renversée pour voir, sous la table, les cuisses de la caissière. Ce qui lui avait donné " un tremblement presque fou " " Un mystère se révélait à lui que, malgré ses incessantes expériences, il ne devait jamais épuiser ". Il a été fier, en fin de vacances, de rapporter cent cinquante francs à la maison. Sa grand-mère lui octroya royalement une pièce de vingt francs. Le nerf de boeuf disparut de la maison. Albert était devenu un homme !

Sa classe de philo allait compter double. En 1930, Monsieur Grenier arrivé de France, l'avait tout de suite remarqué pour la pertinence de ses réponses et mis au premier rang. Albert avait bientôt eu pour son maître une véritable vénération. Mais à la fin du premier trimestre, il faisait une hémoptysie abondante. On le transportait a l'hôpital civil de Mustapha où le docteur Lévy-Valensi diagnostiquait une tuberculose ulcéro-caséeuse droite. La caverne nécessitait un pneumothorax, mais aussi repos et suralimentation. Sa mère Catherine alla voir sa sueur Gaby, mariée à l'oncle Gustave. Ils lui donnèrent une chambre isolée avec un beafteack de viande hachée tous les jours. La suralimentation de l'oncle Accault fit merveille. En quelques mois, Albert était sauvé et pouvait rentrer rue de Lyon. Monsieur Grenier lui rendait alors visite, ce qui laissait Albert éperdu de reconnaissance. En 1931, Albert Camus revient au Grand Lycée. Il redouble sa classe de philo, ce qui explique son retard d'un an. Mais il étonne par sa maturité. Il est premier à la composition de philo 1. Un surdoué, vous ai-je dit! Alors, je peux arrêter le récit de sa jeunesse là où je l'ai commencé.

En définitive, dans " Le premier homme ", Albert Camus, part, à la recherche de son père, a découvert l'enfant qu'il a été. Presque toute sa vie et son oeuvre sont en germe dans cette jeunesse, capitale comme pour la plupart des hommes illustres. S'il me fallait la résumer en quelques mots, je dirais qu'Albert Camus a été jusqu'à dix-huit ans, et successivement, un orphelin, un Algérien, un tuberculeux.

Camus, l'orphelin. D'où cette jeunesse sans père, qui découvre très vite plusieurs pères de remplacement, sa grand-mère Cardona-Sintès, véritable mama méditerranéenne, son oncle Etienne tendre, dur et louette à la fois, son oncle Gustave qui l'a sauvé de sa tuberculose, l'instituteur Germain, qui a pressenti son génie, d'où encore cette oeuvre sans père ou presque, comme nous l'avons vu à travers L'Etranger, Caligula, La Peste, La Mort Heureuse et Le Malentendu.

Camus, l'algérien ensuite, car le petit orphelin est vite devenu, comme beaucoup de Pieds-Noirs, le fils du Père Soleil et de la Mère Méditerranée. Ce qui nous explique le lyrisme sublime de " Noces " . Souvenez-vous: " La lumière à gros bouillons dans les amas de pierres " dans Tipasa, le vent dans Djemila, cette ville morte dont il ne reste que le squelette, les plages merveilleuses de " L'Eté " ou les filles arborent des colliers de jasmin blanc sur leur peau brune. Ce qui nous explique aussi " La Peste ".

" La terre, au matin du monde, a dû surgir dans une lumière semblable. "


Le Chenoua. Benjamin Sarraillon

Certes, il s'agit d'une métaphore de l'oppression nazie. Certes, Camus a étudié à fond une épidémie de peste survenue à Ténès. Mais pourquoi l'avoir placée à Oran? Parce qu'à vingt-cinq ans, chômeur, il est venu vivre dix-huit mois chez les parents de sa femme, Francine Faure. Il ne les aime pas, comme il n'aime pas Oran, cette ville qui tourne le dos à la mer, au contraire d'Alger qui semble s'offrir à la Méditerranée... Voilà qui nous explique encore " L'Etranger ", à travers deux anecdotes. Celle de Marie Elbe qui raconte que la bagarre qui aboutit au " meurtre solaire " de Meursault a bien eu lieu sur une plage oranaise, entre quelques Arabes et quelques amis de Camus dont Sauveur Galliero. Ce même Sauveur Galliero que l'on retrouve dans l'anecdote de Conessa, disant en quittant son ami le peintre Beniti : " Je te laisse. aujourd'hui, Maman est morte! ". Une phrase que Camus va rendre célèbre en ouvrant avec elle " L'Etranger ", ce livre-culte dont le tirage a dépassé trois millions d'exemplaires! Camus l'Algérien, c'est ce petit Blanc de Belcourt devenu grand et demeuré ébloui par sa terre natale. On se souvient de la phrase de l'enfant : " Maman, qu'est-ce que c'est la patrie? ". C'est lui qui nous répond dans " L'Eté " : " La patrie se reconnaît toujours au moment où on va la perdre ". Une phrase qui éclaire le drame de l'Algérie française...

Camus le tuberculeux enfin, après Camus l'orphelin et Camus l'Algérien. Car sa tuberculose éclatée en 1930, durant sa première année de philo, va le poursuivre toute sa vie. En 1935, elle atteint le poumon gauche, en 1942, elle récidive et nécessite de longs séjours à Chambon-sur-Dignon, en 1949, elle rechute à nouveau, avec bacille de Koch dans les crachats mais bénéficie de la streptomycine et du P.A.S. qui viennent d'être découverts, et d'un séjour à Cabris, en haut-pays niçois. Or, la tuberculose est une maladie " littéraire " qui explique en partie le génie de Vigny, de Tchekov, d'André Gide et de Thomas Mann. Une maladie fascinante, peut-être parce qu'elle leur impose un repos absolu avec ses corollaires, écriture et une réflexion renouvelée sur la vie et sur la mort. Chez Albert Camus, elle l'exalte et le consume dans le même temps. A preuve, ces mots à Catherine Sellers : " Pour écrire, il faut se priver et crever la gueule ouverte ". Il se sait condamné et c'est ce qui explique sa philosophie de l'absurde et la fin désespérée de certains de ses écrits comme " Le Malentendu ".

" Absurde " , " désespérée ", deux mots qui reflètent parfaitement sa fin tragique. Avec l'argent du Prix Nobel obtenu en 1957, Camus a acheté une petite maison dans le Lubéron, à Lourmarin. Il est heureux d'y retrouver la lumière et le soleil de sa chère Méditerranée. Au cours de l'année 1959, il a bénéficié d'une rare unité d'esprit qui lui a permis d'écrire une première mouture d'un livre qui sera peut-être son œuvre majeure, " Le premier homme ". Après son cycle de l'absurde, bouclé avec L'Etranger, Caligula et Le Mythe de Sisyphe, après le cycle de la révolte boudé avec La Peste, Le Malentendu et L'Homme révolté, il songe à entreprendre un cycle sur le bonheur. Alors, en cette fin d'année 1959, il écrit à ses amoureuses. Le 21 décembre à sa mère: " Je souhaite que tu restes toujours aussi belle et aussi jeune ". Le 30 décembre à Maria Casarès : " A bientôt, ma superbe ". Le 31 à la belle Catherine Sellers : " Voici ma dernière lettre, ma tendre ". Il a pris en effet un billet de train pour Paris. Mais le 2 janvier 1960, surviennent ses amis Michel et Jeanine Gallimard qui lui proposent de le " remonter " a Paris dans leur " Facel Véga ". Comment résister à son éditeur avec une voiture qui... a un aussi joli nom, " Facel Véga " ? On va doucement, on s'arrête une nuit à Mâcon. Au matin, Jeanine dit à Albert : " Mets-toi à côté de Michel, tu as des jambes plus grandes que les miennes ". Patatras! A Villeblevin, à hauteur de Sens, la voiture s'écrase contre un platane. Albert Camus est tué sur le coup, Michel Gallimard mourra cinq jours plus tard à l'hôpital. Dans les débris de la voiture, on n'a retrouvé qu'un chien et un manuscrit, celui du " Premier homme ". En 1994, trente-quatre ans après, Catherine Camus, la fille d'Albert, décidera de le publier.

C'est un premier jet, un brouillon, mais qu'importe! C'est une symphonie inachevée, mais ne sont elles pas les plus belles? Celle-ci nous a permis en tout cas de revivre la jeunesse d'Albert Camus, c'est-à-dire notre jeunesse, " notre paradis perdu ".

Fernand Destaing

In l'Algérianiste n°86 de juin 1999

 

 

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